Journalisme de guerre (2ème partie): entretien avec Jean-Paul Marthoz
24
Mar
2016
Par Pascale Ghislain 24 mars 2016 Catégories 2ème Guerre mondiale Pas de commentaires
Correspondant en Europe du Committee To Protect Journalists (New York), chroniqueur au Soir et professeur de journalisme international à l’UCL, l’écrivain-journaliste Jean-Paul Marthoz est l’auteur de nombreux ouvrages sur le journalisme et les relations internationales. Cet article de blog présente son dernier livre que nous vous recommandons (infra). Il y évoque les grands journalistes que la Seconde Guerre mondiale a révélés.
Marthoz Jean-Paul, Objectif Bastogne. Sur les traces des reporters de guerre américains, GRIP, 2015
Des centaines de journalistes américains sont envoyés sur le front de l’offensive Von Rundstedt. Sont-ils tous des représentants d’un journalisme indépendant, à l’abri de toute pression ?
Non. Certains d’entre eux sont des journalistes de la presse militaire et dès lors tenus de suivre strictement les directives de leurs gradés, mais les meilleurs d’entre eux s’évertuent à travailler avec le plus d’indépendance possible. D’autres, de la presse privée, font preuve d’indépendance, dans le cadre toutefois de ce que permet la censure. Ce sont les « héros » de mon livre, car sans la moindre ambiguïté sur leur engagement contre le nazisme et sans prendre de risques qui mettraient en danger les soldats de leur camp, ils cherchent à donner au public américain l’information la plus complète et la plus honnête possible, même si celle-ci dérange la propagande américaine. Parce qu’ils pensent que la liberté de la presse fait partie intrinsèque du combat pour la liberté, contre le totalitarisme.
Qu’est-ce qui a changé dans les hautes sphères de l’autorité américaine pour laisser libre cours à l’action des journalistes en 40-45 ? Cette liberté que n’avaient pas leurs prédécesseurs durant la première guerre mondiale ?
Le constat après la Première Guerre mondiale que la propagande totale était une erreur, qu’elle créait la méfiance plus que l’adhésion. Le constat aussi que cette liberté, relative, de la presse était un élément de différenciation essentielle par rapport à la dictature nazie. L’État-major américain se rendait compte également que les journalistes les plus réputés, ceux dont je suis les traces dans mon livre, étaient respectés par les soldats parce qu’ils racontaient leur réalité, leur peur, leur fatigue, et que ce contrat de confiance renforçait l’esprit combattant.
Le livre aborde particulièrement les reporters américains mais vous évoquez aussi les noms de correspondants d’autres nationalités. Y-a-t-il des Belges parmi eux ?
Il y avait des journalistes britanniques, comme Cornelius Ryan, envoyé spécial du Telegraph et auteur du best-seller Le Jour le plus long, qui prit la nationalité américaine après la guerre. D’autres « Brits », comme Iris Carpenter du Boston Globe, travaillaient pour la presse américaine; des journalistes français, le plus célèbre étant sans doute Jean Marin, futur grand patron de l’Agence France Presse, et bien sûr des journalistes de la presse belge récemment libérée, comme Roger Crouquet du Soir illustré ou Paul Levy, auteur après la guerre du livre Les heures rouges des Ardennes.
Aujourd’hui, que pensez-vous de la quasi absence de documentaires ou d’émissions de géopolitique ? L’opinion est-elle à ce point blasée et repliée sur elle-même ?
Le peu de place consacré aux questions internationales à la télévision contredit la mission du journalisme (et surtout de celui de service public) qui est de refléter la réalité du monde tel qu’il est. Et ce monde est de plus en plus international, imbriqué, interconnecté. L’opinion publique néglige l’international à ses risques et périls. Je pense qu’il serait possible d’attirer à des heures de grande écoute un public suffisant pour une émission consacrée aux questions internationales. Il faut évidemment du talent, de la compétence, le sens de la pédagogie et le courage de ne pas faire comme tout le monde…
Parmi tous les grands journalistes que vous présentez, qui est celui pour lequel vous avez une particulière affection ? Et pourquoi ?
J’ai un faible pour Bill Mauldin, le dessinateur du journal militaire Stars and Stripes. Il décrivait la vie des « ploucs » sans fioritures, disait leur vérité, osait « caricaturer » les officiers. Il eut d’ailleurs une célèbre altercation avec le général Patton, qui trouvait ses dessins irrespectueux! Et durant toute sa vie, bien après Bastogne, il se battit sans relâche pour la justice aux Etats-Unis et en particulier pour l’égalité raciale.
Il y a aussi des femmes-reporters ? D’où vient ce titre les « poules de l’info » ?
L’expression vient de « news chicks », un surnom un peu machiste mais plutôt admiratif collé aux correspondantes de guerre. Nombre d’entre elles s’aventurèrent dans les combats de la Seconde Guerre mondiale, en démontrant leur qualité, leur courage, leur sens de l’info, leur humanité. Leur manière aussi particulière de couvrir la guerre, plus sensible aux victimes civiles, plus attentive aux angoisses des conjoints, parents, enfants, restés aux Etats-Unis. Leurs témoignages sur les camps de la mort nazis ont été particulièrement puissants, émouvants, justes.
Que pensez-vous du silence entretenu longtemps sur les combattants noirs, notamment à Bastogne ? Votre livre rend hommage à leur contribution.
La ségrégation sur le champ de bataille, reflet du racisme institutionnel aux Etats-Unis, surtout dans le Sud profond, fut la contradiction majeure du combat pour la liberté. La Seconde Guerre permit de la révéler crument. La campagne des deux V, « la victoire contre le fascisme en Europe et contre le fascisme aux Etats-Unis », lancée par la presse noire américaine eut un réel impact. Elle fut aussi appuyée par des journalistes blancs « libéraux », comme Eugene Patterson, qui avait « fait les Ardennes » à la tête d’une unité tankiste et s’était indigné de la discrimination raciale au sein de l’armée. La reconnaissance du rôle éminent des troupes noires fut cependant trop tardive. Et ce retard explique en partie la difficulté qu’éprouve aujourd’hui l’Amérique à sortir de sa crise raciale, malgré la présence de Barack Obama à la Maison Blanche.